Une Journée d'Ion Denisescu
Lorsque je me suis mis à écrire sur le psychodrame des élections roumaines, je n'ai pas imaginé que la censure puisse frapper si près. Bienvenue dans l’enfer du DSA européen.
Mon nom n'est pas Ion Denisescu. Ce n’est même pas l’équivalent russe, Ivan Denissovitch.
Mon nom est Stéphane Luçon, je suis un Français installé en Roumanie. Contrairement au héros de Soljenitsyne, je ne vis pas dans un goulag, et l’Europe n’est pas l’Union soviétique. Mais on ne bascule pas du jour au lendemain dans le totalitarisme. C’est lorsque ceux qui voient les signes avant-coureurs se taisent que celui-ci avance pas à pas — chaque droit retiré, chaque voix réduite au silence.
Heureusement pour nos amis américains, les États-Unis débattent de la manière de renouer avec les principes fondateurs du pays, ils s'efforcent de résister aux abus de l’État et d’en finir avec la censure des dernières années - ils essaient, ils s'y efforcent, en parlent, ce n’est pas simple.
Pendant ce temps, l'Europe, berceau des régimes nazi et soviétique, semble au contraire impatiente de ressusciter les outils du totalitarisme : censure, propagande, dénonciation, manipulation. Elle bâtit lentement des mécanismes techno-totalitaires qui auraient réjoui le NKVD, la Stasi ou la Securitate.
La Securitate… on ne parle pas assez d'elle. Cette structure roumaine de contrôle et de surveillance recrutait entre 20 000 et 25 000 informateurs par an dans les années 1980. On en parle trop peu, tout comme on évoque rarement la manière dont l’Union soviétique de Staline a installé le communisme en Roumanie. Les camps de rééducation comme celui de Sighet, l’expérience Pitești — renseignez vous sur le sujet, si vous avez l'estomac assez accroché pour supporter ces histoires de torture et de martyre. Le totalitarisme a eu lieu en Roumanie. Il a été monstrueux.
En 1989, les gens ont donc ressenti une joie immense à la chute de la dictature. Ma femme avait 17 ans ; elle a dévalé les escaliers de son immeuble en criant « Ceaușescu s'est enfui ! ». Mon ami Patrick avait 15 ans — il a rejoint les manifestations et les affrontements dans la rue. Nombre de mes amis roumains m’ont raconté combien cet instant avait apporté d’espoir dans leur vie.
La révolution roumaine a commencé en 1989 — mais elle ne s’est pas achevée. La Securitate, ce Léviathan des services de renseignement, n’est pas morte. Elle s’est métamorphosée. Elle est entrée dans les affaires, la politique, les médias. Elle a conservé ses leviers, créé des réseaux profitables. On peut en avoir un aperçu dans le documentaire d’Alexandru Solomon : « Kapitalism, notre recette secrète ».
L’histoire de la presse roumaine est particulièrement douloureuse. J’en ai été témoin. Je me suis installé pour la première fois en Roumanie il y a 25 ans et j’y ai passé plus de 20 ans. J’y ai tourné deux documentaires, publié l’édition roumaine du Monde diplomatique en collaboration avec l’un des meilleurs journaux de l’époque : Academia Cațavencu (✝︎2013). Cațavencu était un vivier pour le journalisme indépendant, irréverencieux—jusqu’à son intégration dans un groupe de médias, Realitatea TV, après quoi tout a lentement sombré jusqu'à la fermeture.
Un tournant décisif est survenu en 2014, lorsque Robert Turcescu, présentateur vedette de Realitatea, a avoué en direct à la télévision, en prime time, qu’il était un agent infiltré des services de renseignement, affirmant qu’il ne supportait plus de vivre dans le mensonge et la dissimulation. En parallèle, une ONG avait milité pour faire passer une législation visant à écarter ces agents des rédactions.
Une eurodéputée roumaine, Renate Weber, a porté ce combat et est parvenue à faire inscrire l’article 22 dans la Charte européenne des médias. Le Parlement européen l’a adopté :
« [Le Parlement] demande aux États membres d'adopter des législations visant à empêcher l'infiltration des salles de presse par des agents de renseignements, dans la mesure où ces pratiques mettent gravement en péril la liberté d'expression, puisqu'elles permettent la surveillance des salles de presse, engendrent un climat de méfiance, entravent la collecte d'informations, menacent la confidentialité des sources et s'efforcent finalement de désinformer et de manipuler le public et de nuire à la crédibilité des médias; »
La Roumanie n’a jamais appliqué cette disposition. Deux ans plus tard, le chef des services de renseignement roumains, George Maior, se vantait à la télévision de l’existence de ces agents infiltrés. Deux ans après cela, il recevait une décoration, le Earl Warren Medallion décerné par la CIA. Pour mémoire, la Roumanie avait participé au réseau de prisons secrètes de la CIA — un fait confirmé à la fois par le Congrès américain et par la Cour européenne des droits de l’homme, la Roumanie ayant été condamnée dans l’affaire Al Nashiri contre la Roumanie (31/05/2018).
Dans mon article « Le triste sort de la presse roumaine », j’ai décrit comment, dans les années 2000, les services de renseignement ont commencé à infiltrer les médias en y déployant des agents — plus de 200 journalistes, non seulement en Roumanie mais aussi dans des rédactions internationales, tout cela pour soigner l’image du président Băsescu.
On peut accepter ce système ou le combattre. Vivre comme la majorité des Roumains, sans trop y penser, ou bien choisir un camp : rejoindre le cercle des initiés, ou au contraire crier — comme un « complotiste » — que les services de renseignement manipulent l’opinion publique.
J’ai choisi de garder mes distances. Lorsque l’équipe française du Monde diplomatique m’a proposé de republier l’édition roumaine, j’ai été enthousiaste, mais j’ai insisté à travailler seul. Je ne voulais pas d’un partenaire local qui pourrait « faire exploser » le projet ou l’aligner subtilement sur les intérêts du pouvoir exécutif. J’ai donc lancé le projet seul, fier de traduire des esprits brillants : John Mearsheimer, Jeffrey Sachs, Matt Taibbi, Christopher Mott, Michael Glennon, Charles Glass, Nils Melzer, Aaron Maté, et bien sûr tous « mes » héros français : Alain Gresh, Serge Halimi, Pierre Rimbert, Hélène Richard, Anne-Cécile Robert, Benoît Bréville, Charles Enderlin, et bien d’autres encore.
Traduire était une joie. Publier, beaucoup moins. Dès le départ, Facebook a suspendu, rétabli, puis censuré définitivement la page « Le Monde diplomatique – ediția română ».
J’ai lancé une nouvelle page — Article 31, du nom de l’article de la Constitution roumaine qui garantit le droit à l’information. J’y ai publié mes traductions du Monde diplo ainsi que des liens vers d’autres textes critiques, principalement ceux des journalistes des Twitter Files.
Pendant ce temps, le monde a vu la Roumanie partir en vrille après le premier tour des élections, en novembre. Des récits de prétendue « ingérence russe » se sont répandus, largement portés par les services de renseignement, certaines ONG et les médias — sans preuve, sans questionnement critique. Pour eux, c’était une lutte entre le bien et le mal. Ou plutôt, une question de survie qu’ils ont transformée, à des fins de propagande, en combat manichéen. Cela a servi à justifier l’annulation de l’élément le plus fondamental de la démocratie : le vote, la voix du peuple.
Ce qui s’était passé, c’était que l’élite médiatique avait écarté un candidat, puis s'était soudain retrouvée prise de panique en le voyant arriver en tête au premier tour et dominer les sondages. D’où l’annulation.
Quand la propagande atteint des sommets, mieux vaut éteindre la télé et chercher des voix rationnelles. J’ai commencé à documenter ce qui se passait — il ne suffit pas de relever occasionnellement un simple fait, une fake news isolée ou un récit propagandiste. J’ai ouvert un compte Substack, recréé un compte Twitter (j’avais supprimé le mien en 2020). Mes publications n’atteignaient presque personne — une ou deux vues, tout au plus. Mais j’ai continué d’écrire, pour raconter ma version de l’histoire et confronter mes analyses.
Environ un mois après le naufrage de décembre, ceux qui espéraient obtenir leur « second tour » — une revendication que je soutenais — se sont réjouis lorsque la Commission de Venise du Conseil de l’Europe a confirmé ce que toute personne rationnelle savait déjà : la Roumanie ne disposait pas de preuves suffisantes pour annuler l’élection. Les citoyens n’ont néanmoins pas pu « récupérer » leur second tour.
L’appareil de propagande tournait à plein régime. Une campagne m'a mis la puce à l'oreille, menée par certaines ONG et « experts » soutenus par la France pour obtenir un accès accru aux données des réseaux sociaux. Au nom de la transparence, ils demandaient à Mme von der Leyen et à l’autorité numérique locale (l’ANCOM) de leur accorder ces accès privilégiés avant les prochaines élections. Ironie du sort : ces acteurs qui participaient déjà à l'architecture de censure — financés pour la plupart par la Fondation Open Society de Soros, l’USAID, le NED, l’OCCRP, l’UE, la France ou des fondations politiques allemandes — ont choisi le 12 février pour formuler leurs demandes, le jour-même où Michael Shellenberger, Matt Taibbi et Rupa Subramanya témoignaient devant le Congrès américain à propos… de l'architecture de censure (censorship-industrial complex).
Vous pouvez consulter la lettre ouverte de ces censeurs, vous pouvez y chercher une quelconque notion de transparence pour les utilisateurs — vous ne trouverez rien. Ils ne demandent pas de transparence sur le shadowban ou l’amplification. Ils ne réclament pas que les algorithmes soient totalement open source. Non. Ce qu’ils veulent, c’est la transparence pour les experts. C’est le sempiternel « Croyez-en les experts » encore et encore…
Un autre élément marquant était le mépris envers « les déplorables » qui avaient « mal voté ». J’ai écrit sur ce sujet aussi.
Mais l’élément le plus troublant était le rôle visible joué par Emmanuel Macron. En 2024, il a personnellement appelé l’adversaire de Calin Georgescu, Mme Lasconi, pour lui exprimer publiquement son soutien, et a averti que « la présence de nos troupes n’est pas un chèque en blanc », le vendredi précédent le vote. Il a plus tard envoyé son ambassadeur rencontrer la Cour constitutionnelle de Roumanie quelques jours seulement avant l’invalidation de la seconde candidature de Georgescu, en 2025.
Lorsque les élections ont été réorganisées, Macron a de nouveau soutenu publiquement le nouvel adversaire du mouvement souverainiste, M. Dan. Sa partenaire, la présidente moldave Maia Sandu, s’est elle aussi impliquée. Proche alliée de Macron, elle détient la nationalité roumaine — comme au moins 800 000 Moldaves. Cette politique de double citoyenneté, initialement mise en place par le président Băsescu pour nourrir l’espoir d’une réunification, soulève désormais des questions sur les aspirations contradictoires des Moldaves, des Roumains et de la diaspora roumaine au sens large. Fait intéressant : certains des « experts » que j’ai mentionnés plus tôt ont également participé à des opérations de lutte contre l’influence russe en Moldavie, quelques mois plus tôt, permettant la réélection de Maia Sandu. Si l’influence russe peut effectivement constituer un enjeu en Moldavie (ce qui n’est pas le cas en Roumanie), leur réengagement dans un pays pleinement pro-UE comme la Roumanie soulève de sérieuses questions quant à l’instrumentalisation de leurs outils contre des adversaires politiques ordinaires, non pro-russes.
Puis vint le vote, avec des résultats qui, d’un point de vue statistique, ont stupéfié David Sacks.
Unanimité médiatique. Campagne d’humiliation et de shaming. Pressions exercées par les maires — l’un d’eux, dans un village voisin au mien, a annulé un concert après avoir appris que les souverainistes étaient en tête au premier tour, et a grondé les villageois. Dans les zones rurales, le secret du vote peut être compromis : bulletins de vote trop fins, encre trop marquante, absence d’enveloppes (comme toujours en Roumanie). Suffisant pour influencer ? Bien sûr. Illégal ? Apparemment non. Comme le résume The Economist, la Roumanie n’est plus une démocratie, mais ce n’est pas non plus une dictature. C’est un régime hybride, le premier du genre dans l’UE, glissant à la marge de l’État de droit, où des journalistes sont censurés, des citoyens arrêtés pour avoir exprimé leur opinion, et où des droits fondamentaux comme celui à la vie privée sont sacrifiés pour satisfaire les meutes médiatiques…
Lorsque le PDG de Telegram, Pavel Durov, a exprimé ses inquiétudes en déclarant avoir subi des pressions de la part des services de renseignement français, une idée m’a traversé l’esprit : s’il a été ciblé par la France, d’autres — comme Meta ou TikTok — ont-ils eux aussi fait l’objet de pressions ?
Et nous voilà arrivé au début de ma « Journée d’Ion Denisescu ».
Presque 24 heures.
Mardi, 10:30 — Je participe au podcast Le Monde Moderne, avec Alexis Poulin pour parler du tour de vis qui s’est déroulé en Roumanie. J’y explique que le mouvement souverainiste n’avait jamais eu pour objectif de faire sortir la Roumanie de l’UE ou de l’OTAN. M. Simion voulait d’une présence de l’OTAN, mais d’un OTAN défensif, non pas d’un OTAN entraînant la Roumanie dans la guerre. J’ai parlé de la presse infiltrée, des budgets colossaux des institutions héritières de la Securitate, du racisme et du mépris affichés par les bien-pensants « eurolâtres ».
17:30 — Je publie sur Substack mon analyse sur la crise France-Durov.
Mercredi, 9:30 — Je publie sur Twitter/X un lien YouTube d’une émission de la veille, où le président élu Nicușor Dan admettait que George Simion n’aurait pas fait sortir la Roumanie de l’UE — une déclaration sous forme d’aveu seulement deux jours après la fin de la grande campagne de peur. Il reconnaît que M. Simion aurait mis fin à l’aide pour l’Ukraine et la Moldavie, et qu’il aurait bloqué le programme ReArm Europe porté par Macron et von der Leyen (min 24:38, utilisez les sous-titres et la traduction automatique).
Quelques minutes après avoir partagé cela, mon compte Twitter a été étiqueté et limité en mode lecture seule.
J’ai fait appel.
En vain.
Je ne suis qu’un journaliste de plus censuré à ce stade, parmi d’autres comptes supprimés, notamment sur TikTok, en Roumanie.
Le DSA était-il censé protéger les citoyens ? En Roumanie, une chose est sûre : il protège le pouvoir. C’est un véritable laboratoire du contrôle algorithmique — parole encadrée, censures silencieuses, opposition atténuée. La Roumanie est un régime hybride — The Economist a raison.
Mon bannissement n’est pas le vrai sujet. En revanche, si le pouvoir s’inquiète d’un compte quasi invisible, récemment créé, cela signifie que cela peut arriver à n’importe qui, partout en Europe. Entre de mauvaises mains, le DSA n’est pas un bouclier pour la démocratie — c’est une arme contre elle. Macron, l’individu qui a mené la répression politique la plus brutale de l’UE depuis sa création (comme l’ont documenté Amnesty International, David Dufresnes, Foreign Policy et d’autres), redéfinit le champ des possibles.
Si nous laissons le Digital Services Act devenir un modèle pour faire taire la dissidence, la Roumanie ne sera pas un cas isolé — elle sera un prototype. Et le silence qui s’ensuivra ne sera pas un dysfonctionnement de la démocratie européenne.
Il en sera l’aboutissement logique.
Il existe une autre voie. Une voie qui permettrait de clore la révolution roumaine, 35 ans après qu’elle a commencé : retirer des rédactions les agents des services de renseignement roumains, que ce soit en Roumanie ou dans le reste du monde, réduire drastiquement les budgets qui engraissent le Léviathan du renseignement, garantir une transparence totale pour les utilisateurs sur les réseaux sociaux, et imposer une exposition équitable des messages politiques — comme la loi l’exige déjà pour les médias traditionnels (même si personne ne l’applique). Cela permettrait à la Roumanie de guérir. Seuls davantage de démocratie, davantage de liberté d’expression peuvent réparer les dégâts causés.
Plus de démocratie, plus de liberté d’expression : c’est aussi ce dont la France a besoin pour guérir. Il y a vingt ans, après des mois de débats, les Français ont rejeté la Constitution européenne. Les politiques en ont décidé autrement. On ne peut pas gouverner indéfiniment contre la volonté du peuple et prétendre être une démocratie. On ne peut pas écraser un peuple sous les violences policières lorsque celui-ci manifeste. Essayons-nous, nous aussi, comme s'essaient les Américains, à renouer avec les grands principes fondateurs, et débranchons les outils techno-totalitaires qui prolifèrent autour de nous.
Stéphane Luçon
Petite note, moins dramatique : deux jours avant mon bannissement, j’avais partagé une caricature de Macron. Auteurs : moi-même et mon ami Petre Nicolescu. Un petit crime de lèse-majesté, libre de droits, à diffuser à travers le monde. Une référence aux Gilets jaunes et aux violences policières de Macron.
Parmi ceux que vous appréciez, il n’y a pas Emmanuel Todd. Je l'ai écouté dans quelques émissions/podcasts et je pense qu'il dit beaucoup de choses intéressantes et vraies sur l'Occident. Bien sûr, elles sont difficiles à accepter par ceux qui sont au pouvoir ainsi que par la presse qui les soutient.