En Roumanie, le racisme des eurolâtres
Dans la bataille qui oppose fédéralistes et souverainistes, le recours au racisme et au mépris de classe restera le trait le plus surprenant du camp qui s'autoproclame "pro-européen"
À force, il va devenir de plus en plus difficile de dire si le mépris de classe est un effet de bord ou bien un choix politique du libéral-progressisme - ce courant qui marque le repositionnement du centre-gauche vers les classes urbaines diplômées, délaissant l'électorat populaire et privilégiant le "sociétal" aux questions sociales.
De Washington à Paris, et maintenant Bucarest, des déclarations plus ou moins regrettées font l'effet d'autant de lapsus révélateurs du fond de la pensée de certaines élites.
Des moments d'anthologie auront ainsi été atteints. Par Hillary Clinton, en 2016, qualifiant de "déplorables" les électeurs de son concurrent Donald Trump. Par Macron, parlant des "gens qui ne sont rien" en 2017, par opposition “aux gens qui réussissent”, lors du lancement d'un incubateur de start-ups. Puis par le porte-parole du gouvernement d'Emmanuel Macron, Benjamin Griveaux, fustigeant “les gars qui fument des clopes et roulent au diesel”, alors même que les rassemblements de la "France périphérique" du mouvement des gilets jaunes prenaient de l'ampleur. Dans un registre similaire, les déclarations de mépris de Justin Trudeau à l'égard des camionneurs du Freedom Convoy, les assimilant aux extrêmes et généralisant des incidents sporadiques, relèvent de la même veine ("des gens qui profanent des monuments et attaquent des sans-abris").
Naturellement, la Roumanie n'a pas échappé à de tels moments. Aux premiers mois de 2017, une foule s'est rassemblée derrière le hashtag #REZIST pour protester contre le gouvernement du Parti Social-Démocrate (PSD) nouvellement élu, qui tentait de gracier plusieurs de ses membres condamnés — prétendant qu'ils étaient ciblés par des services secrets instrumentalisés. Indépendamment de la recevabilité des arguments des deux côtés, il était frappant de voir une foule mobilisée pour contester un gouvernement fraîchement élu. En soi, rien de plus qu'une bataille politique, mais la rhétorique anti-PSD prit une tournure surprenante avec le slogan "PSD - peste rouge" ("PSD - ciuma roșie"), avec tous les sous-entendus que cette référence implique.
Lorsque certains des plus visibles activistes se sont réjouis de voir circuler une publication Facebook racontant comment une salle de classe primaire s'était spontanément mise à scander ce slogan, j'ai commencé à percevoir que cette "résistance" avait en fait peut-être quelque chose à voir avec le technofascisme des 3% et l’idée de Nassim Taleb selon laquelle une petite minorité mobilisée pouvait imposer ses vues sur la société.
Quelques mois plus tard, en 2018 lors d'une manifestation de personnes âgées contre les conditions désastreuses qu'elles enduraient en raison de retraites dérisoires (une manifestation soutenue par le PSD), certains contre-manifestants du mouvement #RESIST ont atteint des sommets de mépris de classe en jetant des billets de 1 leu (valant environ 20 centimes) aux manifestants âgés, riant et se photographiant alors qu'un vieil homme se penchait pour ramasser l'argent. Une Députée européenne de l'USR (Union "Sauvez la Roumanie") a partagé l'image, qui est rapidement devenue virale. L'USR est le parti qui se veut le plus europhile, il est allié de M. Macron au parlement européen, son fondateur est le candidat actuellement soutenu par la diplomatie française en Roumanie (voir mon précédent texte).
Plus tard, pendant la crise sanitaire, les mêmes cercles libéraux-progressistes ont commencé à partager des blagues racistes pro-confinement se moquant de la communauté rom. Fait intéressant, le mouvement souverainiste, à de très rares exceptions, ne flirte pas avec le racisme. Dans un pays qui héberge la plus importante communauté rom d'Europe Centrale et Orientale, estimée à entre un et deux millions de membres, un observateur mal avisé aurait pu s'imaginer que ceux-ci seraient des boucs émissaires parfaits pour les mouvements populistes de droite - mais ce serait faire l'erreur de projeter sur ce pays des grilles d'analyse dépassées, ou simplement étrangères à la situation roumaine.
En fait, le principal parti souverainiste, AUR (Alliance pour l'Union des Roumains) est plutôt bien considéré au sein de la communauté rom, particulièrement pour sa position pendant la pandémie, protestant contre les confinements, la discrimination et la coercition vaccinale - autant de sujets sur lesquels la population rom, méfiante vis-à-vis des autorités, pouvait résonner.
Par réaction peut-être, la Roumanie libérale-progressiste, “bien évidemment” enfermiste et vacciniste durant la crise covid, n'a pas brillé par ses bonnes manières, adoptant par exemple le terme "HAUR" — une référence raciste qui se moque de “l’accent rom” tout en renforçant les stéréotypes sur l'association de cette communauté avec la collecte de métaux et les bijoux en or. Le mot "aur" signifie "or" en roumain et sert également d'acronyme pour le parti AUR. Sous entendu, donc : les Roms refusent les régles, AUR conteste les règles, et un appât pour les choses qui brillent les unirait.
Un mème particulièrement infâme a circulé à cette période, représentant un homme rom lors d'une manifestation contre le confinement, accompagné du titre “Rouvrez les théâtres !”. C’est là toute la blague. Ayant pour ma part grandi avec les humoristes français des années 70-80, loin de moi l'idée de policer les discours et de pleurnicher sur des vannes. Il est en revanche des formes d'humour qui fonctionnent mieux quand elles ne servent pas des desseins autoritaires et ne viennent pas brosser dans le sens du poil une petite caste de privilégiés appelant à l'enfermement des sous-classes.
Dans la même veine, toujours durant la crise sanitaire, Vladimir Tismaneanu, intellectuel connu pour avoir été invité par le Président Basescu à rédiger un rapport sur les crimes du communisme, a distribué un mème raciste concernant Țăndărei, une localité mise en quarantaine, dont il annonçait que l’aéroport suspendait ses vols. Pour comprendre la blague, il faut savoir qu'il n'y a pas d'aéroport à Țăndărei, mais qu'il y a par contre des Roms, traités de “corbeaux” en argot roumain - la publication de Tismaneanu en présentant plusieurs sur une clôture.
Les errances racistes de certains intellectuels roumains continuent depuis, puisqu'en amont du premier tour des élections présidentielles de 2025, Adrian Papahagi, ancien professeur de la Sorbonne, a qualifié le concurrent souverainiste de margoulin rom ("rrom smecher") dans une publication modifiée entretemps. M. Papahagi est signataire, avec M. Tismaneanu, d’un appel de 70 “intellectuels” à soutenir M. Nicusor Dan, le candidat du camp libéral-progressiste.
On pourrait penser à une bizarrerie si le flot de commentaires racistes spéculant sur une supposée origine ethnique de M. Simion n'était pas un phénomène massivement observable sur les réseaux sociaux. Racisme et mépris de classe font très bon ménage lorsqu’il s’agit de fustiger l'électorat souverainiste : la diaspora roumaine au sein de l'Union européenne, composée de gens souvent partis faire des petits boulots en Europe de l'Ouest, a voté à 70% pour George Simion - elle est mise à l'index, la part des Roms en son sein est rappelée dans les commentaires sur les réseaux sociaux, et l'usage par des journalistes d'une chaîne de télévision du terme de "lie de la société" concernant le vote souverainiste aura réussi à cristalliser la révolte de la Roumanie abandonnée, déclassée, et dont le suffrage a été annulé en décembre dernier.
Prenant le contrepied, une vague de messages et commentaires affirmant “Je suis la lie”, "Lie de la société", rappellent à quel point rien ne rassemble plus que les injures proférées par une caste de privilégiés. Le flux constant d'insultes et de calomnies visant la population "non éduquée" et "cradingue" qui avait voté pour Calin Georgescu en novembre et a maintenant massivement voté pour son remplaçant, George Simion (41% des suffrages au premier tour), donne l'impression de revivre en boucle le naufrage d'Hillary Clinton lorsqu'elle s'en prit aux "déplorables".
En novembre, une journaliste roumaine ayant fait carrière à l’étranger (voir mon texte au sujet de la presse) s'interrogeait sur comment les Roumains de la diaspora pouvaient oser massivement voter pour des mouvements "anti-UE", affirmant qu'ils étaient les "plus grands bénéficiaires de l'adhésion à l'UE". Erreur, petite lorgnette de la caste : dans leur immense majorité, les émigrants roumains ne sont pas les bénéficiaires de l'UE — seuls les habitants de Bucarest le sont, disposant d'un pouvoir d'achat équivalent aux Parisiens alors que le reste du pays détient les records de pauvreté de l'Union Européenne (lire les chiffres sur Politico). Pour ceux qui vivent en périphérie, la vie ne s'est pas significativement améliorée ces dernières années.
La décision de partir à l'étranger, de perdre ses racines, et souvent de laisser enfants et parents derrière pour travailler comme des esclaves dans des endroits où ils ne peuvent même pas se permettre le minimum n'est guère un privilège - c’est une blessure qui traverse la diaspora et tous ceux qu’elle a quittés.
Des voix parmi le chœur libéral-progressiste semblent avoir cependant saisi ce que leur manque d’empathie flagrant sur les réseaux sociaux pouvait avoir de révoltant. Las ! entre admettre la souffrance de son prochain et descendre de son piédestal, il y a un chemin à parcourir qui peut s’avérer chargé de ridicule. Ainsi, l’ancien Ministre de la Santé, Vlad Voiculescu (USR), a diffusé un “guide pour convaincre l’autre”, au discours aussi hors sol que condescendant :
[…] Essayons de convaincre ceux qui ne sont pas dans notre bulle européenne - dans la vraie vie - ne les ridiculisons pas sur internet ! Il vaut mieux leur demander : 1 - S'il est chauffeur de taxi : "Chef, as-tu déjà pris une vraie autoroute ? Avec des sorties clairement indiquées, sans nid-de-poule, sans embouteillage ? Sais-tu qui a financé cela ? L'Europe. Sans elle, nous ferions du slalom sur la route nationale 1 jusqu'à la retraite." 2 - Si c’est une serveuse : "Tu as des clients étrangers ? Tu reçois même des pourboires en euros ? Ils viennent parce que nous faisons partie d'une Europe ouverte. Si nous nous refermons, seuls les campeurs viendront, et encore, une fois tous les 3 ans. Et ceux-là ne laissent pas de pourboire !!" 3 -S'il est chauffeur de poids lourd (pour ceux qui en ont l'occasion) : "Sais-tu à quel point il était difficile d'aller en Allemagne avant l'UE ? Files d'attente, autorisations, différentes taxes routières. Maintenant ? Tu passes la frontière avec ta carte d'identité. Si nous revenons à cette époque, que feras-tu ? Alors, on choisit avec notre tête ou on choisit de vivre dans un camion ?" 4 - S'il s'agit du voisin de pallier : "Tu as vu comme il est beau, l'immeuble rénové ? Fonds européens. Tu sais qui apporte cet argent ? Des administrations sérieuses. Des gens qui savent comment l'utiliser. Pas des brailleurs avec un drapeau à la main." 5 - S'il s'agit d'un parent proche : "Tu sais pourquoi tu n'as pas payé de coût de roaming (itinérance) pendant les vacances ? Sais-tu pourquoi ton petit-fils étudie dans une école rénovée ? L'Europe n'est pas quelque chose d'abstrait. Elle fait partie de notre vie quotidienne." […]
Ce texte continue, rassemblant au total 10 mises en situation avec des archétypes de “gueux à convaincre”. Un texte qui aura autant agacé qu’il a fait rire, d’autant que des militants semblent avoir réellement pris à cœur d’appliquer ce guide.
Le plus amusant de tout est peut-être d’insister à se déclarer pro-européen, de s’efforcer de convaincre les “grouillots mal informés” qu’il faut rester dans l’Union européenne, alors même que tout le monde en Roumanie veut déjà y rester1, y compris le candidat souverainiste.
Le retour à la réalité pourrait s’avérer brutal dans quelques jours.
À moins que la campagne tentant d’attiser le racisme tout en jetant l’opprobre sur la moitié de la population réussisse à créer une situation “à la française”, où l’exploitation du racisme en politique… bénéficie grandement au centre libéral-progressiste.
Voir l’étude d’opinion effectuée en janvier 2025, indiquant une préférence à 87,5% en faveur de la trajectoire occidentale (UE, OTAN) de la Roumanie (https://www.inscop.ro/ianuarie-2025-romania-intre-national-si-european-in-era-dezinformarii-sondaj-realizat-de-inscop-research-la-comanda-funky-citizens/)